LES MENSONGES DE LA GUERRE D ALGERIE

 

 Auteur :  Jacques DEMOUGIN

 

Editions : FRANCE-LOISIRS

 

 

                                  Notes de lectures               

Page 10 : Dans l’avant-propos de ses Chroniques Algériennes, publiées au moment même où le général de Gaulle revenait au pouvoir, en juin 1958, Albert Camus notait qu’il faudrait « relever, tous les jours, les mensonges et les omissions qui obscurcissent le vrai problème », la réalité d’un conflit qui durait depuis bientôt quatre ans. 

Page 11 : Faire la guerre sans la nommer… être intransigeant en public et négocier en coulisses, couvrir les bêtises des exécutants et les désavouer de bouche à oreille. 

Page 13 : De Gaulle a-t-il fait prévaloir en Algérie, comme il l’a toujours répété, « la solution la plus française » ? 

Page 17 : La mémoire dénature les faits par une double projection du présent sur le passé et du passé sur le présent. 

Page 18 : Mais « l’histoire proche, écrivait, en 1993, Hocine Zehouane – ancien officier de la wilaya III et l’un des fondateurs de l’Organisation de la résistance populaire au coup d’État de Boumediene – est toujours une histoire légendaire… La part de vérité, que les sociétés sont capables d’accepter sur elles-mêmes, est d’autant plus réduite que les classes au pouvoir n’ont rien d’autre, pour leur légitimation, que l’appropriation historique ». 

Pages 22-23 : On ne transige pas lorsqu’il s’agit de défendre la paix intérieure de la Nation, l’unité, l’intégrité de la République française. Les départements d’Algérie constituent une partie de la République française… Leurs populations, qui jouissent de la citoyenneté française et sont représentées au Parlement, ont d’ailleurs donné assez de preuves de leur attachement à la France pour que la France, à son tour, ne laisse pas mettre en cause son unité. Entre elles et la métropole, il n’y a pas de sécession concevable. 

Page 24 : L’Algérie, colonie française, était une terre en voie de modernisation, en pleine évolution. 

Page 26 : Une remarque de Kafka : « Le mensonge réclame l’ardeur de la passion. Ainsi, il révèle plus qu’il ne dissimule. » 

Page 32 : Mais la reconnaissance de 1999 a eu une curieuse mais logique conséquence rétroactive : si la France était en guerre, tous les Français, qui ont aidé l’ennemi en soutenant sa propagande, en le ravitaillant en armes ou en argent, en l’hébergeant, tous les « porteurs de valises » sont devenus des traîtres de plein droit, et les « soldats perdus » de l’OAS, qui ont refusé d’obéir à leur hiérarchie militaire et à leur gouvernement, ne sont pas autre chose que des déserteurs devant l’ennemi. 

Page 49 : Il est notable que, pour échapper à cette situation, les Musulmans n’aient pas eu recours à la naturalisation, qui leur avait été offerte par le sénatus-consulte du 14 juillet 1865 : « L’indigène musulman est français ; néanmoins, il continuera d’être régi par la loi musulmane. Il peut, sur sa demande, être admis à jouir des droits de citoyen français ; dans ce cas, il est régi par les lois civiles et politiques de la France. »

Alors que les Européens, qui avaient triomphé de la politique du « royaume arabe », voyaient dans cette mesure le spectre d’une « république arabe », il n’y eut, en vingt-cinq ans, de 1865 à 1890, que 783 naturalisations.

 Page 50 : Pour un Musulman, la naturalisation, qui impliquait l’abandon de son statut personnel, équivalait à une apostasie.

Parmi les causes de la révolte kabyle de 1871, on place souvent la déception des Musulmans de n’avoir pas obtenu les mêmes avantages que les Juifs, devenus, l’année précédente, citoyens français de plein droit.

Rien n’est plus faux ; les Musulmans craignaient, au contraire, de voir la même naturalisation collective imposée à tous les indigènes. A deux reprises, en 1887 et en 1890, un projet de cette nature sera repoussé à l’unanimité par les Musulmans et les colons. 

Entre 1920 et 1940, l’Association des oulémas d’Algérie, animée par Abdeshamid Ben Bâdis, défendra un nationalisme culturel, et religieux, et refusera, en 1936, le projet de naturalisation des indigènes du gouvernement Blum.

Les oulémas réclamaient une « nationalité ethnique » préservant les caractéristiques fondamentales de la « personnalité algérienne » : la sauvegarde de l’islam avait ainsi partie liée avec l’autonomie, voire l’indépendance. 

Page 52 : Aussi brillants que seront les résultats matériels de la colonisation, la plus grande partie de la population musulmane va s’enfoncer dans la misère. 

Parfois, non pas du fait de la colonisation, mais parce que la colonisation ne sera pas parvenue jusqu’à eux : Germaine Tillion, parcourant les Aurès en 1940 puis en 1954, constatera le passage d’une pauvreté uniforme, et restée décente grâce à l’emprise des coutumes, à un clivage entre une minorité aisée et une précarité générale. 

Il n’y avait pas de gros colons dans la région, pas même de petits. De rares tournées de gendarmes, de percepteurs, de médecins : beaucoup de Chaouias n’avaient jamais vu un Européen. 

Mais, sur des terres ingrates, les ressources n’avaient pu suivre une démographie galopante. Ailleurs, l’abandon d’une économie de troc pour une économie monétaire – il fallait de l’argent pour payer les impôts et rembourser l’usurier – ait ruiné le mode de production familial et les techniques traditionnelles : « Pourquoi tisser un burnous qui exige des semaines de travail et sept toisons de moutons », alors qu’on peut s’acheter une défroque dépareillée. 

Page 64 : Se féliciter du développement économique, de l’amélioration sanitaire du pays, des progrès de la scolarisation, c’était accepter une augmentation continue de la population musulmane et son ouverture au monde occidental, technique et politique. 

Page 72 : Les Pieds-noirs avaient été déjà choqués par l’attitude du général de Gaulle à leur égard en 1943 ; le dernier maire de Mostaganem, Lucien Laugier, qui commandait alors une compagnie de zouaves, l’entendit prononcer cette phrase terrible pour ceux qui faisaient partie de l’armée remise en ordre par Weygand : « Ce sont des français malgré tout. » 

Page 73 : La faille ne devait cesser de s’élargir avec le putsch et le terrorisme de l’OAS, bien que « le quarteron » des généraux ait tenu les Pieds-noirs à l’écart de révolte et que les chefs de l’Armée secrète, au dire d’un de ses dirigeants les plus déterminés, Jean-Jacques Susini, n’aient pu compter, dans toute l’Algérie, que sur 1500 personnes et quelques dizaines de combattants véritables.

 Page 79 : L’ALN dispose, en 1958, de 20 000 combattants et autant d’auxiliaires ; en février 1962, elle aura moins de 4 000 réguliers et 10 000 moussebilines ; dans le même temps, les effectifs des Musulmans, servant aux côtés de l’armée française, passeront de 30 000 à plus de 240 000 hommes.

 Page 83 : Le jour même de la capitulation de l’Allemagne, le soulèvement, mal organisé, aboutit aux émeutes de Sétif, réprimées par les troupes françaises et les milices européennes avec une brutalité qui fit dire au général Duval : « Je vous ai donné la paix pour dix ans. » Mais il ajoutait : « Ne vous faites pas d’illusions… » ; 

Jean Daniel notera que le FLN n’avait pu triompher de cet enracinement que par une « atroce guerre civile ». C’est, en effet, à la communauté arabo-berbère que le FLN s’attaquera préférentiellement : s’il y eut cinq fois plus de Musulmans à combattre dans les rangs de l’armée française que dans ceux de l’ALN, les victimes musulmanes du FLN furent également cinq fois plus nombreuses que les européennes, de 1954 à 1962. 

Page 87 : Le 31 mars 1943, le gouverneur général Peyrouton prenait connaissance du Manifeste du peuple algérien, daté du 10 février précédent : Abbas y réclamait une constitution pour l’Algérie, l’égalité des droits, sans distinction de race ni de religion, l’adoption de l’arabe comme langue officielle au même titre que le français, une réforme agraire, la séparation des Églises et de l’État. 

Page 88 : Peyrouton, homme de Vichy, connaissait bien l’Afrique du Nord pour avoir été Résident général en Tunisie et au Maroc, après avoir assuré le secrétariat général du gouvernement de l’Algérie.

Soit conviction personnelle, soit tactique, il exprima son intérêt pour la formule du dominion. Abbas crut avoir gagné la partie, d’autant plus qu’il était soutenu, et conseillé, par Robert Murphy, représentant personnel de Roosevelt à Alger. 

Mais, le 1er juin, de Gaulle exigea la démission de Peyrouton et balaya l’Additif au Manifeste, signé, quelques jours plus tôt par les représentants indigènes aux Délégations financières et qui demandait clairement « la formation d’un État algérien ». 

Après la répression du soulèvement constantinois du 8 mai 1945, Abbas, à la tête de l’UDMA, voulut encore croire évitable une rupture brutale avec la France : il tenta des démarches auprès du président Vincent Auriol, puis du gouvernement Laniel et de Mendès France. Pour basculer du côté de la rébellion, il lui faudra un avertissement sans équivoque : le 20 août 1955, à Philippeville, le FLN assassinait son neveu, Alloua Abbas. 

Page 98 : Dès le 13 novembre 1957, Mouloud Feraoun avait poussé dans son Journal un cri d’horreur et d’indignation en apprenant la mort d’un Kabyle exécuté en France par le FLN : « Qu’est-ce qui fera jamais oublier de tels crimes ? Il est clair que l’indépendance, que recherchent les tueurs, n’est que celle dont ils sont privés et qui leur permettrait de tuer impunément. Le peuple algérien, hier humilié, aujourd’hui torturé et traqué, va tout droit vers l’esclavage, le pire esclavage, celui qu’il n’a jamais connu. » 

Page 99 : Notre Algérie va échouer entre les mains des colonels autant dire des analphabètes. J’ai observé, chez le plus grand nombre d’entre eux, une tendance aux méthodes fascistes. Ils rêvent tous d’être des sultans au pouvoir absolu

Ils n’ont aucune notion de la démocratie, de la liberté, de l’égalité entre les citoyens. Ils conserveront, du commandement qu’ils exercent, le goût du pouvoir et de l’autoritarisme.

Page 100 : Après l’échec des pourparlers de Melun, Ferhat Abbas notait, le 4 août 1960, dans un rapport de politique générale : « Seule l’insertion de la guerre d’Algérie dans la guerre froide, par l’appui entier des pays socialistes, pourrait constituer l’élément déterminant. »

Dès 1976, Charles-Robert Ageron avait admis, dans la Revue française d’histoire d’outre-mer, que « la guerre d’Algérie fut d’abord une guerre politique où la partie non militaire fut plus déterminante que les opérations ». Ce n’est pas l’ALN, c’est un GPRA, miné par ses querelles intestines, qui a arraché l’indépendance algérienne. 

Page 105 : Le commandant Si Abdelkader – qui deviendra le président Bouteflika – fut chargé de trouver l’homme de paille idéal parmi les chefs historiques détenus en France : Boudiaf s’étant récusé, ce fut Ben Bella qui fut choisi. 

Page 107 : Un colonel leur réglera un jour leur compte. C’est le colonel Boumediene. Pour celui-ci, le goût du pouvoir, et du commandement, relève de la pathologie. 

Page 108 : Le 31 août 1962, l’opération était lancée : trois colonnes progressaient simultanément d’Oran, de Djelfa et de Sidi-Aïssa, avec ordre de passer en force, si la wilaya IV refusait le libre accès à la capitale. La wilaya III, de Mohand Ou El Hadj, devait rester neutre, mais plusieurs de ses éléments se joindront à la wilaya d’Alger.

Cette marche coûtera plus d’un millier de morts tandis que, sur le passage des troupes, la population scandait : »Sept ans, ça suffit ! »

Dans ses Mémoires, le général Khaled Nezzar, alors lieutenant dans la colonne du colonel Zbiri, écrit qu’il n’avait jamais vu autant d’acharnement dans les combats.

La conclusion de cette dérive catastrophique pour tout un peuple, livré à l’arbitraire totalitaire et policier, on peut la trouver dans le titre des Mémoires de Mohamed Bessaoud, l’un des animateurs du « complot des lieutenants » en 1957 : Heureux les martyrs qui n’ont rien vu  

Page 138-139 : La réduction du nombre des SAS, la diminution voire la suppression des groupes de protection, les maghzens, la plus grande partie des activités des SAS confiées aux maires, qui se limiteront à leur aspect administratif, ne seront pas interprétées par les Arabes, et les Kabyles, comme une avancée vers la démocratie, mais comme un abandon du terrain au FLN.

Dans la perspective de négociations avec l’adversaire, y compris dans l’option de l’indépendance, le général de Gaulle s’est ainsi privé d’un atout maître.

Page 144 : Lors des procès qui suivirent leur échec, nombre de généraux et de colonels insistèrent sur leur crainte de voir l’Algérie devenir une nouvelle base du communisme.

Cette préoccupation peut aujourd’hui, après l’effondrement de l’URSS, être jugée non fondée, voire insincère ; or, à l’époque, ce souci était considéré comme sérieux : en mai 1960, Krouchtchev, en faisant échouer la conférence des Quatre de Paris, a ravivé la tension entre l’Est et l’Ouest – il l’aggravera encore, six mois plus tard, par son spectaculaire esclandre de l’ONU ; le 6 août, Fidel Castro a rompu avec les États-Unis – tandis que Kennedy décrète le blocus de Cuba, les Soviétiques introduisent des troupes dans l’île (il y aura plus de 40 000 hommes en 1961), puis des missiles portant une quarantaine d’ogives nucléaires : ce qui mènera, en octobre 1962, à la fameuse crise entre l’URSS et les États-Unis.

Le 12 août 1961, le mur de Berlin a commencé à s’élever. Mais déjà, le 24 décembre 1960, dans le cadre de la reprise des négociations avec le GPRA, de Gaulle avait fait demander à Ferhat Abbas s’il n’y avait pas « risque de prise en main communiste sur le FLN et d’installation soviétique à Mers el-Kébir ».

Le « péril rouge » n’existait donc pas seulement dans l’esprit de quelques officiers et, les deux dernières années du conflit algérien, se sont déroulées au beau milieu d’une guerre froide qui risquait de devenir chaude. 

Page 145 : De Gaulle, dès le début, a le mot de la fin : « Ce qui est grave dans cette affaire, c’est qu’elle n’est pas sérieuse. » 

Page 148 : Hélie de St-Marc : Monsieur le président, on peut demander beaucoup de choses à un soldat, en particulier de mourir, c’est son métier. On ne peut lui demander de tricher, de se dédire, de se contredire, de mentir, de se renier, de se parjurer. » 

L’honneur, un « marqueur » du mensonge. 

Page 152 : L’aumonier de la 10è division parachutiste, le père Delarue, les assurait qu’ »un interrogatoire obstiné, permettant de sauver des vies innocentes, devait être admis comme nécessaire et moralement valable ». 

Les combats qui ont ravagé l’Europe, de 1792 à 1945, ont largement ignoré les « lois de la guerre », telles que les ont définies les conventions de la Haye de 1899 et 1907 – leur interdiction des bombardement aériens, des gaz asphyxiants et des balles explosives, eut autant d’effet que la condamnation de l’arbalète par le concile du Latran de 1139. 

Page 158 : Un exemple particulièrement significatif du succès de cette méthode est l’assassinat, en juin 1961, du cheikh Raymond Leyris, beau-père du chanteur Enrico Macias, à Constantine ; le meurtre de ce recréateur de la musique arabo-andalouse, sans activité politique et vivant en parfaite amitié avec la communauté musulmane, fut, pour les Juifs d’Algérie, un signal beaucoup plus fort que le saccage de la grande synagogue d’Alger, l’année précédente : la communauté juive savait, désormais, qu’elle n’avait pas sa place dans une Algérie indépendante. 

Page 159 : L’idée fondamentale qui sous-tend le terrorisme, et qui le met, à ses propres yeux, à l’abri de toute réprobation morale, c’est qu’il n’y a pas d’innocents, sinon peut-être parmi les meurtriers. 

Page 163 : Si le terrorisme frappe au hasard, il n’est pas aveugle : il joue sur le fait que les opinions, nationale et internationale, la presse et les responsables politiques, après avoir condamné les attentats sauvages dans des flots d’indignation morale, finissent toujours par se résigner à négocier avec les « assassins » - Le général de Gaulle devait en donner un exemple quasi caricatural. 

Page 172 : L’historien anglais, Alistair Horne, remarque qu’ « il est aussi peu probable que la victime dise la pure vérité que son tortionnaire, car cette vérité constitue une formidable arme de propagande ».

Page 174 : Les « interrogatoires poussés » ont été, dans la recherche des renseignements, efficaces – et peut-être est-ce l’une des raisons qui les fit condamner si violemment par certains -, mais ils ne furent pas toujours nécessaires, au contraire. 

Pages 175-176 : L’essentiel du renseignement ne provient pas d’interrogatoires, mais d’observations faites par des officiers de renseignement des unités de secteur ou par des officiers des SAS, au cours d’inlassables parcours à pied dans les douars et leurs environs, de notations apparemment sans rapport avec la situation militaire. 

Page 177 : L’une des sources les plus importantes de renseignement sur le FLN provenait de son organisation même.

Sur les rebelles arrêtés ou dans les caches découvertes, les troupes françaises relevaient des lettres, des carnets d’adresses, des ordres de mission, des cahiers de comptabilité, qui permettaient des arrestations spectaculaires en un temps record. 

Page 184 : Le 9 décembre 1958, après un séjour dans sa famille en Kabylie, Mouloud Feraoun notait dans son Journal : « Aux restrictions sévères, apportées par les militaires, s’ajoutent les dîmes impitoyables exigées par les maquisards, sans compter l’autorité aveugle de l’armée qui piétine, déshonore, frappe et tue, l’autorité vindicative des terroristes qui insultent, humilient et pendent. » 

Page 186 : La population musulmane sentait que quelque chose s’était irrémédiablement brisé entre elle et la France, mais elle ne voyait pas nettement où était son avenir. Ce qui la plongeait, à la fois dans la colère et le désespoir, c’était le comportement des « soldats de la libération » : « Cette liberté, qu’ils se sont octroyée, déplorait encore Mouloud Feraoun, doit, à leurs yeux, s’exercer d’abord sur le peuple et, au peuple, ils font d’abord sentir qu’ils sont libres, lui, il est asservi. Hélas ! il n’est pas seulement asservi, il est terrorisé. » 

Page 190 : Les marques de la violence, affirmait Sartre dans la préface des Damnés de la terre, nulle douceur ne les effacera ; c’est la violence qui peut, seule, les détruire. 

Page 191 : Comme l’auteur des Chroniques algériennes, il comprenait que, devant le délire de violence sur lequel la raison n’avait plus de prise ; « le rôle des intellectuels ne peut être, comme on le lit tous les jours, d’excuser de loin l’une des violences et de condamner l’autre, ce qui a pour double effet d’indigner, jusqu’à la fureur, le violent condamné et d’encourager, à plus de violence, le violent innocenté ». 

Terrorisme et torture ont établi, entre Arabes et Français, la double solidarité du déshonneur et de la mort. Deux populations se sont condamnées, dans une fraternité infernale, «  à mourir ensemble, la rage au cœur ».

Page 194 : On sait, aujourd’hui, que ni la conception de l’Algérie française qu’avaient les Pieds-noirs, ni la livraison du pays au seul FLN – dont les éléments les plus conscients avaient dénoncé le totalitarisme et le mépris profond pour les intellectuels, dès les premières années de la guerre – n’étaient de l’intérêt de la France pas plus que de l’Algérie. 

Page 199 : L’attitude des intellectuels français, devant la guerre d’Algérie, sera ainsi marquée par l’héritage d’une double obstination ; dans la croyance pathétique à un idéal de liberté et de raison ; dans le démenti insolent que les événements, et leurs acteurs, ne cesseront d’infliger à cet idéal. 

Page 203 : En politique, il ne peut être question d’expiation, sauf à reprendre la notion primitive de responsabilité collective et à faire porter, indéfiniment, aux générations nouvelles, le fardeau des crimes de leurs aïeux. 

Page 207 : L’Union soviétique, depuis l’arrivée au pouvoir de Guy Mollet le 30 janvier 1956, ménageait la France : elle pensa un moment que le Front républicain pourrait devenir un nouveau Front populaire. Le retour de de Gaulle lui apparut encore plus favorable : elle connaissait les ambitions ombrageuses du général – en novembre 1944, alors que la 2è DB libérait Strasbourg, il était parti, ulcéré du mépris américain à son égard, signer à Moscou un traité d’alliance -, elle n’oubliait pas que, quatre ans plus tôt, les députés gaullistes et communistes réunis avaient fait échouer la Communauté européenne de défense (CED). 

Page 210 : Le 8 mai 1945, les soulèvements de Sétif, Bougie, Djidjelli, Guelma, Kherrata provoquent une répression violente : les villages kabyles sont mitraillés, l’aviation bombarde les zones insurgées. Le ministre de l’Air est le communiste Charles Tillon. Le 12 mai, l’Humanité exige que les instigateurs de la révolte, « agents hitlériens du PPA au service de l’impérialisme fasciste », soient châtiés « rapidement et impitoyablement ». 

Page 212 : Paradoxalement, la victoire du Front républicain, aux élections législatives du 2 janvier 1956, conduira le PCF à faire volte-face, alors qu’il a gagné cinquante sièges. Le 11 mars, ses députés votent les pouvoirs spéciaux qui vont permettre, au gouvernement Guy Mollet, d’intensifier l’action armée en Algérie – seuls ont voté contre les poujadistes, dont Jean-Marie Le Pen, et l’extrême droite. 

Page 213 : Comment admettre que la Russie ait en Europe « colonisé ou placé sous un protectorat implacable une douzaine de pays de grande et ancienne civilisation ».

Romain Rolland n’avait-il pas fait, en juillet 1935, un voyage triomphal à Moscou, où Staline l’avait reçu, pendant deux heures, pour parler de littérature, alors que débutaient les purges des vieux militants bolcheviques et que, trois mois auparavant, une loi avait autorisé la condamnation à mort des enfants de douze ans ? 

Page 218 : Lorsque l’ancien chef du KGB, Youri Andropov, accède au pouvoir, le Goulag enferme encore 4 millions de détenus dans plus de 2 000 camps ; et, le moins qu’on puisse dire, c’est que leurs cris ne semblent pas vriller les tympans des intellectuels.

Cette surdité provoquera la stupéfaction et l’indignation de ceux qui sont maintenus sous le joug ; un poète polonais, échappé du bagne, peu avant la grande grève des chantiers de Gdansk en août 1980, traduira ces sentiments avec force : « Sur chacun des miradors qui nous enserrent, on pourrait mettre le nom d’un intellectuel français. » 

Page 227 : Ils savaient que Paris comptait plus d’Algériens qu’Alger et qu’un événement qui pourrait montrer – ce que redoutait Michel Debré – que Paris est la capitale du FLN » serait largement relayé par la presse internationale. 

Page 230 : Or, c’est l’Algérie indépendante qui s’est enlisée, à travers les dictatures successives et une nouvelle guerre civile jamais vraiment éteinte, dans le crime et la barbarie.

C’est l’Algérie qui, avec ses ressources en pétrole et en gaz naturel, s’est enfoncée dans la misère : 38 % de sa population est au chômage, et son PIB par habitant, qui n’atteint que 6 000 dollars, la place derrière la Macédoine et Samoa.

L’Algérie d’aujourd’hui ignore les porteurs de valises ; elle ne connaît que les « porteurs de cabas », qui font fortune, dans l’économie parallèle du « trabendo », en vendant les défroques et les voitures d’occasion récoltées dans la Seine-Saint-Denis, Barcelone ou Istanbul.

Page 231 : L’engagement des intellectuels s’est trouvé incarné dans une figure, celle deSartre. Peut-être, le philosophe le doit-il, non à une acuité visionnaire, mais à ses erreurs et ses errances. A un demi-siècle de distance, on reste confondu par la cécité politique. Alors que Raymond Aron avait correctement apprécié le rôle géopolitique de la colonisation, les à-coups de son développement et son mauvais bilan économique.

Page 232 : Sartre répétait sur le phénomène colonial une théorie marxiste-léniniste, sans se soucier de vérifier si elle était en accord avec une situation réelle. Il n’était certes pas le seul à le faire mais il était la voix la plus haute. Et il participait de la « lucidité sélective » de la gauche intellectuelle : Comment a-t-il pu, lui qui de 1952 à 1956, a voyagé au-delà du rideau de fer, dans l’Europe soviétique, au temps des dernières purges de la paranoïa stalinienne, de la répression des émeutes ouvrières de Berlin-Est et de Pologne, et malgré sa condamnation de l’écrasement de l’insurrection hongroise, comment a-t-il pu garder les yeux fixés sur un « horizon indépassable », qui était, en réalité, celui des barbelés du Goulag ?

Il est vrai que cette déformation optique semble être héréditaire : les 1 500 morts d’une nuit sur la place Tiananmen empêchent nombre de ses disciples de distinguer les millions de cadavres des nombreuses années de la Révolution culturelle chinoise et les centaines d’intellectuels et d’écrivains massacrés par les gardes rouges de Mao.

Page 235 : On peut préférer encore le combat de Camus : « Se battre pour sa vérité et veiller à ne pas la tuer des armes mêmes dont on la défend, à ce double prix les mots reprennent leur sens vivant. Sachant cela, le rôle de l’intellectuel est de discerner, selon ses moyens, dans chaque camp, les limites respectives de la force et de la justice. 

Page 236 : Les massacres de Musulmans et d’Européens, les exécutions atroces des harkis, la guerre civile de l’été 1962, entre les maquisards et l’armée des frontières qui s’empare d’Alger, le désaveu, par l’état-major de l’ALN, des fameux Accords, et l’élimination du GPRA qui les a signés, l’impuissance de Ben Bella à mettre sur pied un État et une économie viables, la dictature de Boumediene, les assassinats, par les services secrets algériens, des chefs historiques Krim Belkacem et Mohammed Khider, la corruption généralisée des colonels devenus des « entrepreneurs », tout cela n’ébranla pas vraiment ceux qui avaient rêvé d’une « Algérie algérienne ».

Il faudra la nouvelle guerre civile de 1992, officiellement achevée en 2 000, mais qui, cinq ans plus tard, fait encore chaque année près de 1 500 victimes – elle aura coûté autant de morts que la « Guerre de libération » -, pour que certains fassent un retour sur le passé, le leur et celui du conflit, au cours duquel bien des avertissements leur avaient été donnés.

Page 238 :  Il paraît difficilement soutenable que le gouvernement ait ignoré ce qu’Ahmed Boumendjel avait confié à Jean Daniel dès juin 1960, à l’époque des entretiens de Melun «  dans une Algérie indépendante, il n’y avait de place ni pour les Juifs algériens, ni pour les Européens.

Page 239 : La première surprise des Pieds-noirs fut leur découverte de l’humour administratif. Arrachés à leur terre natale, jetés dans un pays qu’ils connaissaient mal, voire pas du tout, ils se virent désignés par le terme de « rapatriés ».

Or, dira Alain Vircondelet, « ici, en France » la patrie pour nous est un vain mot. Nous n’y avons ni nos morts ni nos usages ». Les Pieds-noirs préféraient être reconnus comme « repliés », « déracinés » ou, plus justement, comme « dépatriés ».

Page 240 : Le Pied-noir, selon l’expression de Pierre Dimech, président du Cercle algérianiste, est un Français à part entière qui, à son arrivée en France, s’est découvert entièrement à part ».

De Gaulle garda le silence, peut-être pensait Peyrefitte, parce que s’adresser à ce million de rapatriés, c’était, d’une manière ou d’une autre, avouer « un grave échec ». 

Pages 242-243 : D’autres encore, très nombreux, choisissaient la France par rejet du FLN : les uns, parce qu’eux-mêmes et leurs familles avaient souffert des massacres et des exactions des rebelles ; les autres, parce que, désireux de voir évoluer l’Algérie vers plus d’égalité et de justice, ils estimaient que la France était davantage capable de mener à bien ce programme que le FLN avec ses méthodes totalitaires et de violence exacerbée. 

Page 249 : En revanche, il semble que le peu d’insistance de la France à s’assurer de la sauvegarde de ceux qui avaient combattu pour elle a joué comme une monnaie d’échange dans la poursuite de ses recherches sur ses bases stratégiques sahariennes : Hamaguir, pour l’expérimentation des fusées, Reggane et In Ekker, pour les essais atomiques ; et la fameuse base B2 Namous, ouverte en 1935 au nord-est de Colomb-Béchar pour les tests d’armes chimiques et dont l’activité se poursuivra jusqu’en 1978. Aucun membre du FLN n’est jamais allé voir ce qui se passait sur ces bases. C’est peut-être le seul point des Accords d’Evian dont le respect ait été total.

Page 250 : Ceux, qui eurent la chance de gagner la France, se virent parquer dans des camps, des « centres de triage » naguère affectés à des réfugiés cherchant un asile – républicains espagnols, juifs fuyant l’Allemagne nazie – et traités comme des indésirables. 

Page 251 : Surveillés par des gendarmes en armes, les harkis ne pouvaient sortir que pour se rendre à des chantiers qui leur étaient assignés ; entassés d’abord dans des tentes, puis des baraquements sans hygiène, ils étaient traités plus en détenus qu’en anciens combattants.

Le 6 août 1975, le gouvernement prit un certain nombre de mesures destinées à améliorer le logement, la formation professionnelle et l’embauche des harkis ; l’été 1991 verra une nouvelle insurrection, celle de la génération des enfants, nés en France, et qui ne connaissaient l’Algérie que par les récits de leurs parents : elle débouchera sur la loi du 11 juin 1994, indemnisant les familles de harkis pour leurs biens abandonnés en Algérie et leur accordant une aide pour l’accession à la propriété. Mais il faudra encore plus de sept années, pour que, quarante ans après la fin de la guerre, un hommage national leur soit rendu, le 25 septembre 2001. 

Page 252 : Quelques historiens, et politologues, ont voulu voir, dans le sort fait aux harkis, une action délibérée et de profonde politique.

C’est une habitude bien française de chercher, derrière les échecs majeurs et les décisions funestes, la trace d’un machiavélisme cynique. C’est ignorer la part du hasard dans l’Histoire et trop accorder à des politiques, dont la plupart du temps les actes s’expliquent tout simplement par l’impéritie, l’absence de vues et de volonté. 

Page 253 : Deux chercheurs, Aline Soufflet et Jean-Baptiste Williatte – qui précisent être nés plusieurs années après la fin de la guerre d’Algérie et avoir été « nourris d’a priori négatifs » par leur famille politique – ont mené, entre septembre 2000 et septembre 2001, une enquête à l’échelon national sur la situation de ceux qui ont été les harkis. 

Page 255 : La guerre d’Algérie a été, pour le général de Gaulle, l’inverse de l’épopée de la France libre. En Algérie, la France n’a pas perdu une bataille, mais elle a perdu la guerre. 

Page 256 : En septembre 1959, en même temps qu’il se prononce pour l’autodétermination, il soutient le plan Challe, qui doit amener l’écrasement de l’ALN ; le succès de ce plan, au printemps 1960, ne le conduit cependant pas à accepter la « paix des braves »,  qu’il a lui-même proposée, et le ralliement des chefs de wilayas comme Si Salah ; en 1961, il cherchera à réactiver une « troisième force », alors que les négociations avec le FLN sont engagées vers un point de non-retour.

« Homme providentiel », héros typique des crises dans lesquelles la France risque de perdre jusqu’à son existence, de Gaulle apparaît, selon l’expression de François Furet, comme un « Bonaparte de la décadence ». Ses proclamations répétées de grandeur nationale n’ont été qu’un baume psychologique, compensation provisoire d’un déclin reconnu et, au fond, accepté.

Il a donc manœuvré pour venir à bout des partisans de l’Algérie française, il a sciemment trompé les Pieds-noirs et l’armée.

Si cette interprétation est la bonne, il n’y a pas de critique plus acerbe de la politique du général, car la « solution » de l’affaire algérienne s’est faite dans les conditions humaines les plus atroces et a eu les conséquences politiques les plus décevantes pour la France et les plus catastrophiques pour l’Algérie. L’action de de Gaulle témoignerait, alors d’une maladresse insigne, d’un échec géopolitique de première grandeur : tout a été perdu, y compris l’honneur. 

Le général ne pouvait oublier l’ostracisme dont il avait été victime de la part de Roosevelt pendant toute la seconde guerre mondiale. 

Page 263 : Six semaines plus tard, la conférence, réunie dans la capitale de l’Afrique équatoriale française (et de la France libre depuis le 28 août 1940), n’annonçait en rien, contrairement à l’interprétation communément admise, l’indépendance des colonies. 

Page 265 : On a dit qu’il avait été  cependant impressionné par la manifestation du 4 juin 1958, qui l’accueillit sur le Forum d’Alger : s’il ne croyait pas que quelques heures d’enthousiasme puissent effacer plus d’un siècle de domination et de suspicion – la « nuit du 4 août » des Pieds-noirs, le 16 mai 1958, n’eut pas plus de conséquences « fraternelles » que celle de la Révolution française -, il y avait vu une confirmation de son prestige personnel, donc de sa marge de manœuvre politique. Mais, là, le général se trompait.

Page 266 : Pour tous les gouvernements, les déclarations, les traités écrits même sont valables jusqu’à nouvel ordre ; demain, débarrassés du carcan colonialiste, notre sol évacué, qui nous empêchera de réviser nos décisions ?

Page 267 : De Gaulle a oublié, également, que, pour les dirigeants de la rébellion, il reste l’homme qui était au pouvoir lors de la répression du soulèvement de Sétif, le 8 mai 1945. 

Sans le savoir encore, le général n’a plus le choix que dans la solution militaire ; mais, quand il s’en rendra compte, il n’en tirera pas la conclusion logique.

C’est ainsi qu’en juin 1960, il n’exploitera pas la proposition d’arrêt des combats de Si Salah – ce sont les commandants de wilayas qui lui offrent, à leur tour, la paix des braves, au moment où l’ALN, écrasée par le plan Challe, ne reçoit plus d’aide de l’armée de Boumediene, bloquée par les barrages des frontières tunisienne et marocaine ; en septembre et octobre 1961, il mettra rapidement fin à l’opération FAAD-Belhadi, nouvel avatar de la recherche d’une troisième force, alors que le nombre de chefs de maquis sont prêts à y participer.

Page 268 : Pourquoi, après avoir tendu la main aux « braves », la leur avoir retirée ? La raison profonde de cette attitude réside dans l’ignorance qu’avait de Gaulle de la guerre subversive. Lors d’une tournée des popotes, il répliquera, à de jeunes officiers subalternes, au contact des Musulmans dans les petits postes du bled : « La guerre ne change pas. Nous sommes, ici, en présence d’une révolte coloniale et vous avez à la combattre comme on combat, depuis des siècles, ces sortes de soulèvements. » 

Or, la clé du conflit, ce n’est pas l’occupation du terrain mais l’adhésion de la population. En ne comprenant pas le nouveau type de guerre que mène l’armée, le général s’enlève, lui-même, les moyens d’un règlement politique assurant l’avenir de l’Algérie. 

De Gaulle prendra une série de mesures qui lui retireront, progressivement, ses atouts. Le 13 janvier 1960, il fait libérer 7 000 prisonniers, soit près de 60 % des combattants de l’ALN capturés lors des offensives du plan Challe – la moitié d’entre eux rejoindront les katibas dans les maquis. 

Le 15 avril 1961, il décrète une trêve unilatérale malgré l’opposition du général Crépin, commandant en chef en Algérie.

Page 269 : Mais l’erreur de perspective de De Gaulle se résume toute entière dans l’échec de l’affaire Si Salah. Le 17 mars 1960, le commandant Si Lakdar Bouregaa, chef du renseignement et des liaisons de la wilaya IV, les capitaines Halim et Abdellatif, respectivement chef politique de la wilaya et commandant des zones d’Aumale et de Médéa, prennent contact avec le cadi de Médéa : la situation militaire, dans laquelle se trouvent leurs maquis, les a convaincus de la nécessité d’un cessez-le-feu ; d’autre part, quinze jours plus tôt, lors d’une tournée des popotes, le général a affirmé le droit de la France à rester en Algérie à la suite d’une victoire complète et évoqué, en même temps, une « Algérie algérienne liée à la France » : les responsables de la wilaya IV sont prêts à accepter la « paix des braves », mais ils aimeraient en connaître les modalités et l’avenir politique qui leur est dessiné. 

Page 270 : Le 10 juin 1960, Si Salah, chef de la wilaya IV, Si Mohammed, son adjoint militaire, et Si Lakdar, se retrouvent à l’Elysée dans le bureau du général. Celui-ci a l’occasion de porter un coup décisif au bras armé du FLN : il n’en fera rien. 

Non seulement, il ne serrera pas la main à ses interlocuteurs – ce qui dénote une ignorance et un mépris des usages et du climat des négociations entre adversaires dans la culture arabe, mais, quatre jours plus tard, malgré les représentations du délégué général en Algérie, Paul Delouvrier, il lancera un appel au GPRA.

Page 271 : Pourquoi de Gaulle n’a-t-il pas choisi de mener l’opération Si Salah à son terme afin de négocier, en position de force, avec un FLN affaibli par le ralliement de l’essentiel de ses maquis ? Car, malgré les pieuses réinterprétations, après la guerre, par des responsables du FLN, de l’action du chef de la wilaya IV, Si Salah, qui avait demandé à rencontrer Ben Bella, était bel et bien en train de « doubler » le GPRA.

On a gratifié de Gaulle de machiavélisme, en faisant prévenir le GPRA de la démarche de Si Salah, dans l’espoir de faire pression sur Ferhat Abbas et ses ministres. En réalité, l’erreur du général aura été de rejouer la Résistance. L’homme de Londres, a-t-on dit, voyait, dans les politiques de la représentation extérieure du FLN, les interlocuteurs légitimes de la rébellion.

Dans les mois qui suivront, tous les acteurs algériens de l’affaire Si Salah disparaîtront, victimes des purges du FLN ou des embuscades de l’armée française. Mais, le 24 octobre 1960, le commandant Ahmed Bencherif, qui avait pris la tête de la wilaya IV deux mois plus tôt, est fait prisonnier aux environs d’Aumale ; il venait d’adresser, à Ferhat Abbas, un télégramme attirant l’attention sur l’isolement et le dénuement de l’ALN :

Page 272 : « Le peuple algérien, écrivait-il, réclame avec insistance la paix » et Bencherif adjurait le GPRA de « reprendre immédiatement les négociations avec le gouvernement français afin de trouver une solution rapide au drame algérien ».

Le commandant Bencherif sera plus heureux que ses homologues Lakdar et Si Salah : lieutenant en 1957, il avait déserté du poste d’Ouled Meriem avec six de ses hommes après avoir égorgé quatorze soldats ; condamné à mort après sa capture, mais transféré aussitôt en métropole, il sera libéré après les Accords d’Evian et deviendra le chef de la gendarmerie de l’Algérie de Boumediene.

Page 273 : De Gaulle rejetait la possibilité de traiter du destin de l’Algérie avec « un groupe de meneurs ambitieux, résolus à établir, par la force et la terreur, leur dictature totalitaire » : en clair, il refusait de reconnaître le FLN comme gouvernement algérien.

Page 274 : Malgré les menaces du FLN, 82 % des Musulmans s’étaient rendus aux urnes : ils avaient dit oui à de Gaulle, c’est-à-dire oui à la France représentée par le général.

Page 275 : De Gaulle, en fondant officiellement sa politique sur le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, se mettait dans une situation impossible.

L’autodétermination apparut à tous, et d’abord aux Musulmans, comme une preuve d’ « indétermination ».

Il voulait éviter que les États-Unis soutiennent l’inscription de la question algérienne à l’ordre du jour de l’ONU et rappeler que la France pouvait être un partenaire de poids dans l’OTAN (elle remboursera au FMI ses 900 millions de crédits en une année et il faudra, moins d’une autre année, pour que ses réserves de change dépassent ses dettes de 5 milliards) ; mais le général ne pourra relancer sa proposition de directoire à trois pour gérer l’Alliance atlantique.

Page 281 : Le général passera d’un refus absolu des concessions à un lâchage précipité. Or, c’est au moment même où il croit la solution militaire impossible que le GPRA, conscient du dénuement et de l’atomisation de ses katibas, ne voit d’issue que dans une négociation avec la France.

Page 282 : Ce n’est pas de Gaulle qui a accordé son indépendance à l’Algérie, c’est un GPRA sans arrières assurés mais qui restait inébranlable sur ses objectifs, qui a contraint le général, comme le disait Ben Bella, à « manger son képi ».

De Gaulle l’a reconnu, au mépris de tous ses engagements antérieurs, comme le seul représentant des Algériens, faisant ainsi fi des principes démocratiques, tant de fois proclamés, et de l’expression de tous les courants d’opinion, qu’il jugeait indispensable.

C’était admettre, avant tout vote sur l’autodétermination, que le FLN allait se trouver à la tête d’un État indépendant. De Gaulle céda même, contre l’avis de son Premier ministre et des États riverains de l’Afrique subsaharienne, sur le Sahara.

Page 283 : De Gaulle et ses représentants aux Rousses et à Evian ne se faisaient, en réalité, pas plus d’illusions sur les Accords que Daladier sur ceux de Munich.

Page 284 : Jamais ratifiés par l’État algérien, jamais publiés au Journal officiel de l’Algérie indépendante, les Accords d’Evian ne furent jamais appliqués.

Page 287 : Nous avons le choix entre ceux qui nous étranglent – le pouvoir en place – et ceux qui veulent nous égorger – les islamistes. L’Algérie, du début du XXIè siècle, ne répond ni aux espérances feintes des signataires des Accords d’Evian, ni aux hypothèses des théoriciens de la décolonisation.

Page 293 : Mostefa Lacheraf avait prédit que la mise en cause de la laïcité de l’Etat serait fatale à l’Algérie, parce que l’islam véhicule « les valeurs propres à une civilisation rurale archaïque » et parce que toutes les forces conservatrices du pays se feront un paravent de la religion pour empêcher toute évolution de la société et, d’abord, celle de la condition de la femme.

Page 294 : Dans l’Algérie indépendante, la liberté de la femme musulmane s’arrête au seuil de sa porte. La femme ne sera jamais l’égale de l’homme ».

La célèbre réplique de Mohammed Khider à Djamila Boupacha, s’inquiétant de la place des femmes dans l’Algérie nouvelle : « Mais, madame, après l’indépendance, les femmes doivent revenir à leur couscous ! »

Page 295 : Le premier en France, à perdre ses illusions, fut le général de Gaulle. L’Algérie lui était apparue comme « une boîte à chagrins », un « terrible boulet », avait-il dit à Peyrefitte : « Tant que nous ne nous en seront pas délestés, nous ne pourrons rien faire dans le monde. » Ce que voulait faire le général, c’était redonner à la France son rang sur la scène internationale. Or, il découvrit qu’en abandonnant l’Algérie, la France avait perdu son importance stratégique dans l’OTAN. Les États-Unis étaient moins que jamais disposés à lui accorder une place privilégiée à la tête de l’Alliance.

Page 296 : Repoussé de la cour des grands, il prendra la tête des petits et jouera de l’anti-américanisme : le 14 janvier 1963, il déclarera que la France s’oppose à la « tentative hégémonique de l’Europe atlantique » ; le 7 mars 1966, il quittera le commandement intégré de l’OTAN ;  le 1er septembre, à Phnom Penh, il demandera, aux Américains, d’évacuer le Viêt-Nam ; le 24 septembre, il ira crier à Montréal « Vive le Québec libre ! ».

Les États-Unis, de leur côté, estimaient que la « solution » apportée par de Gaulle au problème algérien ne leur était pas favorable : l’Algérie de Ben Bella, et de Boumediene, affichait des principes socialistes et avait recours à des techniciens de l’Europe de l’Est ; Kennedy craignait de voir l’URSS, après son échec à Cuba, ouvrir un nouveau front en Afrique du Nord.

Les conseillers du président américain insistaient, d’autre part, sur le fait que le lâchage, dans des conditions stupéfiantes, des Français d’Algérie et des harkis – venant après l’abandon des Vietnamiens qui avaient combattu aux côtés de la France en Indochine – faisait de de Gaulle un allié peu sûr, toujours susceptible de faire volte-face.

Page 297 : Aujourd’hui aussi, les porteurs de valises savent qu’ils ont contribué à clouer bien des cercueils.

Page 299 : Mais, pour ceux qui l’ont vécue intimement dans leur chair, la guerre d’Algérie n’est que l’illustration de la formule de Shakespeare : « C’est une histoire pleine de bruit et de fureur, mais vide de signification. »

Pages 301 – 302 : Meurtrières, certes, cette guerre n’a pas été un génocide, au contraire de la conquête. Alors que, de 1830 à 1875, l’armée française avait perdu près de 118 000 hommes, dont seulement 7 500 au combat, les autres étant morts de maladies, les pertes indigènes, selon Kamel Kateb, peuvent être évaluées à 75 000 morts dans la guerre et à 825 000 victimes dans la population civile.

Chiffre énorme si l’on sait que la communauté arabo-berbère rassemblait moins de trois millions d’habitants, et qui explique la sensible régression démographique dans les quarante premières années de la colonisation – au point que, vers 1875, certains pensaient que la population arabe disparaîtrait d’elle-même.

L’étude du 19 novembre 1968, menée par le ministère de la Défense, recensait 1 101 580 appelés et 317 545 militaires d’active ayant servi en Algérie, chiffres repris par le général Faivre en 1996.