Opération TIBERGUENT         

  

Tiberguent est une petite bourgade, proche de Mila, à une cinquantaine de Kms à l’ouest de Constantine. Ce mercredi 16 décembre 1959, le Bataillon de Corée participe, depuis 3 jours, dans les environs, à une opération avec les troupes du secteur.

C’est la plaine c’est-à-dire une zone de cultures entrecoupées de reliefs modérés. La présence de cultures a, pour conséquence, que nous ne sommes pas en zone interdite et que, de jour tout au moins, les civils circulent librement sur les pistes et dans les champs.

C’est l’hiver et l’on distingue, au nord, la Chaîne enneigée du Sidi-Driss et autres monts, qui barre tout le paysage. Les compagnies doivent être héliportées. Le PC, lui, doit rechercher le meilleur emplacement pour assurer les liaisons radios avec « ses enfants ».

Il s’agit, aujourd’hui, d’un « PC léger avec roulettes », suivant l’expression en vigueur. Pour parler plus clairement, le PC se déplace à bord d’un petit nombre de véhicules : 3 Jeeps ; Celle du Chef du Bataillon, celle de l’officier opérationnel adjoint, celle de l’officier de renseignements ; ensuite, un Dodge 4x4 transportant un petit élément de protection, puis, fermant la marche, le véhicule sanitaire. Compte tenu du froid cinglant, les véhicules sont bâchés, les Jeeps sont équipées de leurs capotes et fermées par des portières de toile.

                   

       Jeep bâchée

Voilà, à peu près en place, les éléments du drame qui, dans quelques instants, va se dérouler.

Un instant, sur l’ordre du Lt/Col de la Casinière, le PC fait une courte halte pour tenter d’établir les liaisons radios au moyen des SCR-300. Pendant ce temps, trois individus circulant à dos d’ânes (ou de brêles), croisent notre convoi. Arrivé à hauteur du 4x4, l’Adjudant Blanchard leur fait signe de s’arrêter pour les contrôler.

Les liaisons ne sont pas satisfaisantes et le Lt/Col fait passer l’ordre de se porter plus avant sur la piste pour rechercher une zone plus favorable. La Jeep de tête, conduite par le chauffeur Ferry, s’élance, suivie de près par celle de l’adjoint OPS, le Capitaine Detouillon, Henri Rouby en est le radio. Les autres véhicules n’ont pas immédiatement suivi. La Jeep du Lt Ruffel s’ébranle à son tour, Claude Damande en est le radio. Le 4x4 reste un instant en arrière, le temps de terminer le contrôle des « gus ». Le long de la piste, il y a encore trois types qui viennent tranquillement, les mains sous leurs djellabas (ce qui n’est pas étonnant compte tenu du froid). La Jeep de tête s’avance vers eux sans méfiance et eux-mêmes avancent sans crainte apparente.

Que se passe-t-il alors ? Là, les témoignages diffèrent : Les gus ont-ils perdu leur sang-froid, craignant d’être contrôlés alors qu’ils pensaient, sans doute, passer en douceur ? La Jeep de notre Chef s’est-elle arrêtée inopinément et les marcheurs ont-ils cru, brusquement, à une menace ?

Ce qui est sûr, c’est qu’arrivés à une vingtaine de mètres de la Jeep, les deux premiers individus sortent des armes, qu’ils dissimulaient, se couchent et ouvrent le feu sur le véhicule.

Le chauffeur, ayant donc stoppé, tente de sauter, reçoit une balle en pleine tête et s’effondre, le corps pendant à l’extérieur, un de ses pieds est coincé sous son siège. Le Colonel, P38 à la main, se retrouve couché cherchant la protection de la roue droite. Les rebelles continuent à faire feu, leurs fusils à répétition sont d’une précision redoutable. Dans la Jeep, le radio Fuseau et le dessinateur et garde-du-corps Margot n’ont pu s’extraire immédiatement. Fuseau avertit par radio les véhicules qui suivent et appelle au secours la section de protection. Margot, qui est armé d’une MAT, vide un chargeur à travers le pare-brise mais ne peut arrêter le tir des fells. En essayant de s’éjecter de la Jeep, il prend une balle qui lui éclate une omoplate. Heureusement, l’Adjudant-chef Blanchard a remonté, en courant, la colonne des véhicules stoppés, le MAS 56 à la main. C’est un tireur d’élite. Il a immédiatement atteint les deux rebelles armés, puis descendu le troisième individu qui s’enfuyait. 

Ce troisième homme n’avait pas d’arme sur lui. Était-ce un comparse ? quelqu’un qui avait eu le tort de se trouver, là, au mauvais moment ? Ou un personnage important que les deux Moudjahidine étaient chargés de protéger ?

Le cœur de Félix Ferry bat encore, mais faiblement, à l’arrivée du toubib. Nous le supplions de tout tenter pour sauver notre malheureux camarade, mais il n’y a pas d’espoir, il est mortellement touché et le médecin ne put que lui faire une piqûre pour soulager ses souffrances. De la classe 58/2c, il venait d’arriver au Bataillon, c’était sa première sortie en opération. Il remplaçait le chauffeur habituel qui était, alors, en permission. Lorsque le Commandant Dumetz (qui est arrivé de France il y a quelques jours) parvient sur les lieux de drame, la situation est redevenue « sous contrôle ». Il ne peut que pleurer Ferry qu’il avait connu en France. Notre blessé Margot est transporté par hélicoptère jusqu’à l’hôpital de Constantine où il sera bien soigné. Son état se stabilisera et deviendra aussi satisfaisant que possible. Avant qu’il ne soit rapatrié en métropole, plusieurs camarades iront le voir.

L’Adjudant-Chef Blanchard fera l’objet d’une nouvelle citation (du Général Challe), à l’ordre du Corps d’Armée, avec le motif suivant :

« Sous Officier, Chef de section d’appui du Bataillon, dont le courage en opérations a été remarqué à de nombreuses reprises. Vient de se signaler, de façon éclatante, le 16 Décembre 1959, près de la mechta KRERBA (Secteur de MILA) en tirant sur des rebelles qui tenaient, sous leurs feux nourris et ajustés, la jeep du Chef de Corps, en les mettant rapidement hors de combat et en saisissant leurs armes. Par la précision et l’efficacité de son tir effectué à découvert, sans se soucier du danger, a sauvé la vie de son Chef de Corps et de ceux qui l’accompagnaient ».

Les témoins de ce dramatique événement ne manquent pas, mais, comme toujours, les années, qui ont passé, ont plus ou moins altéré les souvenirs…. Si le fond du récit reste le même, de multiples détails diffèrent, suivant celui qui le raconte.

Arrivé huit mois après ces faits, je ne prétends pas, c’est évident, être un témoin direct. Pourtant, cette histoire, j’en ai souvent entendu parler et, ceci, dès mes premiers jours au Bataillon. Je dois préciser qu’avec mes fonctions de dessinateur – garde du corps, je ne pouvais manquer d’apprendre ce qui était arrivé à un de mes prédécesseurs. Ce qui s’était passé, ce jour-là, avait profondément marqué tout le petit monde du PC où je m’installais. 

(Dans le reste du Bataillon, aussi, l’événement avait eu un grand retentissement. Pour les voltigeurs de pointe, les gens du PC sont considérés comme des « pieds au sec », voire des « planqués ». Ce jour-là, ils durent admettre que le PC, aussi, faisait la guerre. Mais c’est, surtout, envers le Lt/Col que leur estime atteignit des sommets : « ça, c’est un chef, il a fait le coup de feu contre les fells avec son seul pistolet ! » Sans qu’il soit question de prendre ce genre d’éloge au pied de la lettre, il fallait reconnaître que c’était une façon forte d’exprimer leur admiration à celui qui commandait le Bataillon.)

Je viens donc de vous raconter ma version personnelle de cet accrochage. Je me suis, avant tout, basé sur mes notes de cette époque et je me suis efforcé de  montrer l’aspect fortuit de ce qui s’est produit. Le PC,  dans son déplacement, n’a pas prêté une attention particulière aux « gus » qui se mouvaient autour d’eux. Les rebelles, sauf à leur prêter des intentions suicidaires, n’avaient pas, au départ, de volonté belliqueuse autre que celle d’échapper à notre contrôle. …

Il  a suffi d’un imprévu, d’un grain de sable quelque part, pour que tout  bascule, pour nos deux camarades, comme pour les deux rebelles.

Louis-René THEUROT

 

Cet article est paru dans la revue de notre association « Le PITON » N° 58 de 2008.